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L’approche multicritère des projets de réhabilitation

Entretien avec Laure Wipf, architecte, cheffe de projet Recherche et Expertise, Camille Moreau, ingénieure Recherche et Expertise, Cécile Deloffre, cheffe de projet Recherche et Expertise à la direction Énergie-Environnement, CSTB

Quels sont aujourd’hui les enjeux des bâtiments existants ?

Laure Wipf : 80 % des bâtiments qui existeront en 2050 existent déjà aujourd’hui. Ce bâti existant, autrefois conçu par une main-d’œuvre adaptée aux techniques constructives, avec des matériaux plus ou moins locaux en fonction de l’époque, sous un climat et avec des usages liés aux critères de confort de l’époque, doit désormais répondre aux normes et usages actuels, ainsi qu’aux enjeux de demain, à savoir l’adaptation face au changement climatique. Il est donc nécessaire de travailler à la fois sur les aspects énergétique et environnemental, et sur le confort thermique en toute saison. Il faut aussi, et surtout, effectuer la remise aux normes des différents composants et espaces des bâtiments. Nous parlons ainsi de « réhabilitation » énergétique pour mettre l’accent sur l’effort technique à entreprendre pour que ces espaces et bâtiments soient conformes aux normes actuelles.

Pour favoriser ces projets de réhabilitation, le CSTB a élaboré une méthode d’analyse multicritère. À quelle problématique répond-elle ?

La sobriété énergétique des bâtiments est l’un des principaux leviers d’action dans la lutte contre le changement climatique. La Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) vise, en ce sens, à diminuer la consommation de tous les bâtiments d’ici à 2050, y compris celle des bâtiments existants. Mais la performance énergétique ne peut pas être le seul déterminant des projets : 5,6 millions de ménages sont aujourd’hui en précarité énergétique, et un tiers d’entre eux occupe un logement présentant un ou plusieurs défauts graves de confort (fenêtres laissant anormalement passer l’air, infiltrations d’eau par les murs, le toit, le sol ou les ouvertures, façades dégradées, manque d’aération, signes d’humidité, installation électrique dégradée, plomberie défaillante, fuites, etc.). Quelque 600 000 logements sont considérés comme indignes, et 900 000 à 1 300 000 personnes vivent dans des conditions difficiles à très difficiles – sans parler des effondrements d’immeubles enregistrées ces dernières années –, menaçant leur santé et leur sécurité. Tout projet de réhabilitation doit donc répondre à des exigences fondamentales comme la solidité, la sécurité et la fonctionnalité. La réglementation thermique des bâtiments existants (RTex) impose essentiellement un niveau de performance avec un seuil de consommation énergétique à ne pas dépasser et un certain niveau de confort à respecter. La RE2020 impose un niveau de performance aux constructions neuves tant sur les consommations énergétiques que sur les émissions de gaz à effet de serre et les impacts environnementaux. Les projets de réhabilitation du bâti existant devraient être soumis aux mêmes exigences (exemple : effectuer un bilan carbone de l’opération).

Pour réhabiliter dans les Règles de l’Art, il faut un triptyque de connaissances et d’expertise adaptées à la typologie du bâti existant : structure et architecture, énergie et environnement, habitabilité et usage. Ce triptyque peut rarement être porté par une seule personne. Une équipe pluridisciplinaire est essentielle afin de prendre des décisions éclairées, objectivées et réalistes. Elle doit être guidée par un chef d’orchestre qui accompagne le décideur dans toutes les phases du projet, le plus tôt possible, c’est-à-dire dès la phase de programmation. Le principe de l’analyse multicritère est de mettre sur la table tous les enjeux de la réhabilitation (pathologies et potentiels), et de mettre en lumière les besoins, les interdépendances et les co-bénéfices d’une intervention sur le bâti.

Sur quoi cette méthode multicritère est-elle fondée ?

La performance énergétique trouve toute sa pertinence à condition qu’elle ne se fasse pas au détriment d’un autre aspect, que ce soit la sécurité, le confort thermique, la Qualité de l’Air Intérieur (QAI), la santé et l’hygiène. Autrement dit, l’excellence dans un domaine ne peut justifier que l’on s’affranchisse d’un bon niveau de performance dans les autres. Une approche multidisciplinaire, donc multicritère, offre l’opportunité de trouver des solutions mutualisées. La démarche et la philosophie adoptées dans une approche globale sont un tremplin pour les autres disciplines techniques, dans la perspective d’identifier leurs interactions et de concevoir un projet de réhabilitation frugal. Le résultat post-travaux attendu est un bâtiment équilibré, adapté à son contexte environnemental et climatique. Le but de la démarche est de faire en sorte que l’intervention sur l’existant offre au bâtiment la possibilité de s’adapter à un contexte en évolution constante et de répondre aux besoins des occupants aujourd’hui et demain.

Pour le CSTB, une réhabilitation multicritère performante et raisonnée d’un bâtiment existant doit répondre à 24 critères clés regroupés en cinq grandes familles :

  • l’économie de ressources ;
  • la qualité de vie des espaces, avec anticipation du climat futur ;
  • l’optimisation des usages ;
  • la maîtrise des risques ;
  • la transition numérique.

Comment la méthode se décline-t-elle concrètement pour les acteurs impliqués dans les projets de réhabilitation ?

Elle les invite à réfléchir de manière transversale, sachant que les 24 critères ciblés interagissent, ce qui se traduit par autant de convergences que d’antagonismes potentiels. La démarche les incite également à considérer le bâti sur son site d’implantation, là aussi multicritère, ce qui permet d’identifier, en amont, les contraintes et les opportunités bioclimatiques du site (apports gratuits du soleil, masque et potentiel solaire, nuisances sonores, potentiel de végétalisation, vents dominants pour le rafraîchissement passif, orientation des façades en fonction des usages et des saisons, etc.) et sert de base à la hiérarchisation des cibles à atteindre post-réhabilitation.

La méthode et les outils sont pensés pour accompagner un maître d’ouvrage en phase amont selon sa politique environnementale, sa stratégie patrimoniale et les modalités de financement des projets de réhabilitation. Ils couvrent le champ de l’aide à la décision et de l’aide à l’optimisation sous contrainte.

La méthode a-t-elle déjà été déployée sur le terrain ?

Absolument. Sollicité par le conseil départemental du Var, le CSTB l’a expérimenté avec sept collèges du département, qui souhaitaient répondre aux exigences de réduction des consommations énergétiques liées au décret tertiaire, tout en garantissant le confort d’été. L’approche multicritère a permis d’identifier les travaux à bénéfices multiples, notamment en termes de confort acoustique, de ventilation et d’adaptation au climat futur. Cette méthode a été réfléchie pour la réhabilitation de l’existant, mais l’idée est aussi de la tester sur la reconversion et le changement d’usage en pondérant des critères d’analyse différents. Plusieurs leviers de diffusion sont envisagés. La méthode alimentera en premier lieu la future charte de rénovation énergétique des bâtiments scolaires, en cours d’élaboration dans le cadre du programme Edurénov porté par la Banque des Territoires et à laquelle le CSTB contribue de manière active. Une déclinaison dans des labels est également envisagée, par exemple ceux portés par la filiale du CSTB, CERTIVEA, ou les labels régionaux. De façon plus générale, l’enjeu est que cette méthode puisse à terme infuser dans les outils et approches employés par les acteurs sur le terrain : maîtres d’ouvrage, AMO, architectes et bureaux d’études.

Dans certains cas, la démolition-reconstruction est privilégiée par rapport à la rénovation. Quels sont les facteurs déterminants et à quel moment l’approche multicritère entre-t-elle en jeu ?

Cécile Deloffre : La prise de décision en faveur d’une conservation de l’existant, avec une réhabilitation-reconversion, ou d’une démolition-reconstruction est complexe. Elle repose en effet sur la prise en compte et le croisement de multiples critères : techniques, économiques, sociaux, juridiques ou de résilience. Les acteurs évoquent régulièrement une approche au cas par cas, les critères retenus dépendant autant de l’opération elle-même que du projet urbain et du contexte territorial. Si les enjeux environnementaux et sociétaux ont tendance à ouvrir le champ de la réflexion, certains critères ressortent aujourd’hui comme prépondérants, voire déterminants. Le caractère patrimonial, la viabilité économique d’un scénario et le potentiel d’hybridation, de mutualisation et d’intensification des usages sont cités par les acteurs comme trois facteurs clés dans la décision.

Camille Moreau : Chaque opération ayant ses spécificités propres, il n’existe pas de réponse unique. Pour ces raisons, le CSTB propose, via une approche multicritère, la construction et la mise à disposition d’une méthodologie pour l’identification et la priorisation des facteurs décisionnels, l’examen et la collecte des informations nécessaires à la décision, et, in fine, l’évaluation des différents scénarios. L’étude du meilleur choix entre une rénovation ou une démolition-reconstruction a été engagée avec le ministère chargé du logement à la suite des réflexions qui ont émergé lors de l’élaboration de la feuille de route de décarbonation du secteur du bâtiment. La poursuite de cette étude et son enrichissement seront menés avec des parties prenantes décisionnaires variées (institutionnels, maîtres d’ouvrage, etc.).